29 janv. 2013

Maison modèle


Toute petite, je jouais à la maison.  Toc! Toc! Toc!  Bienvenue chez moi.  Entrez dans ma cuisine imaginaire, dessinée dans le sable. Regardez, la porte est semi-ouverte comme ceci  /  .   Jetez un coup d’œil sur l’évier, celui-là,  Ö 
avec l’eau chaude et l’eau froide.  Attention, vous marchez sur la table!


Des heures de plaisir.  En hiver, ma salle de jeu prenait des allures de caverne d’Ali Baba alors que je construisais un appartement dans une chambre 10 X 10.  Des couvertures tendues, un divan avec coussins savamment cordés, une boîte pour coucher mes bébés, une improbable cuisinière découpée dans un autre carton.  Ma mère hurlait à tout coup lorsqu’elle tombait sur ce capharnaüm digne d’un souk à Marrakech.

J’ai grandi et je n’ai jamais cessé de jouer à la maison.  Après mes études à Strasbourg, j’ai rongé mon frein pendant une année en attendant de me refaire une santé financière.  Je créchais chez mes parents dans mon ancienne chambre d’ado, une aubaine dans les circonstances.  Et puis un jour, la fée du logis a fait aller sa baguette :  en l’espace de quelques semaines, j’ai rencontré l’homme de ma vie et on m’a offert un boulot à la télé.  Amour et job steady :  la parfaite combinaison pour assouvir le syndrome Ikea.  C’est avec la classique bibliothèque Billy et la vieille commode de ma grand-mère Jeannette que Chéri et moi on s’est lancés dans la vie à deux.  Les reliques en mélamine blanche de mon tendre époux ont atterri dans notre premier 5 ½ mais j’ai négocié serré pour qu’on largue ces horreurs meubles superflus.  Le jeu de la maison, c’est du sérieux.

Je vous avoue que jouer à la maison a créé chez moi une coûteuse dépendance :  les déménagements compulsifs.  Je suis déjà tombée en pâmoison devant une maison à cause des arbres majestueux plantées de part et d’autre de la rue où elle se situait.  Il y a eu un duplex, un 5 paliers (trop pratique) et un cottage.  Celle-là, je l’aurais bien gardée mais on a décidé de vivre en Nouvelle-Calédonie.  On s'est retrouvés dans une grande maison à Koné au milieu du bruit des cloches accrochés au cou des vaches.  Je n’ai pas aimé la maison mais je suis devenue accroc à la sérénité.

On a finalement déménagé à Nouméa dans un appartement somptueux le long de la promenade Pierre-Vernier, le spot de rêve de tous les joggeurs de la capitale.  Inspirant. 

Et maintenant?  Je suis retombée dans le piège à ours.  Une visite dans un bungalow des années soixante et j’ai senti mon cœur bondir dans ma poitrine.  Je ne saurais vous expliquer cette incroyable attirance, ce désir irrépressible de bâtir ma vie sur ce bout de rue.  Cette maison s’est offerte à moi comme une page blanche, un point de départ, une formidable occasion de repartir à zéro.  Les propriétaires l’ont aimé, décoré, tapissé (oh my god, l’ont-ils tapissée…)  Le voisin, un vieil homme qui frôle les 80 ans, l’a vue sortir de terre, pièce par pièce.  « C’est une bonne maison », nous a-t-il dit comme s’il s’agissait d’une amie de longue date. 

Il y aura une nouvelle cuisine (Ikea, évidemment!),  un foyer où brûlent de vraies bûches, une salle de bain en marbre rose vintage digne d’Ivana Trump, un sous-sol que j’espère rempli d’adolescents et des pièces blanches et lumineuses.

Je médite actuellement sur les nuances de la pureté :  mousse de champignon, bouleau pâle ou huile de coton. 

Je fais sourire mes amis lorsque je dis que c’est l’ultime, la dernière.  Si je repars, c’est sur ce bout de rue que je veux revenir.  Après tous ces voyages, je commence à comprendre qu’on finit toujours par revenir à une vieille passion :  jouer à la maison chez-soi, bien tranquille. 



23 janv. 2013

Un saut sur Google map : de Nouméa à Trois-Rivières



Je reviens chez nous à Trois-Rivières.  Je l’ai appris bien malgré moi, ne sachant pas que je déposais ma valise non pas pour quelques mois mais pour plusieurs années à venir.

J’avais la possibilité de m’attaquer à mon cancer comme une voyageuse aventurière :  opération à Nouméa sous les doigts de fée d’une gynécologue avec une solide réputation, radiothérapie pendant cinq semaines dans la flamboyante Sydney et retour au bercail dans ma luxueuse maison de Val Plaisance.

J’ai répondu comme tous les frileux qui achètent un 6/49 au dépanneur  « non, merci! » lorsqu’on m’a offert l’Extra.  Non, merci.  NON MERCI!  Non merci?

Sydney-en-été?  Promenade réconfortante à Bondi Beach en admirant les réputés lifeguards à bonnet bleu et blanc.  Café dans un petit troquet avec vue sur Opera House.  Sieste au Botanical Garden…


Le plan de traitements se poursuivait chez moi à Nouméa.  Confortablement lovée dans mes couvertures face aux grands cocotiers et au Pacifique.  Il suffisait de passer de la chambre au salon pour zapper à un autre paysage, tout aussi turquoise et hypnotisant.


Des gougounes, une robe légère en guise de pyjama et un petit teint hâlé pour mystifier tous ceux qui s’inquiètent de mon état. 

Regardez, je n’ai pas le cancer, je suis en vacances!

Et non.  Est-ce mon petit fond judéo-chrétien qui m’a fait tourner le dos à ce tableau de rêve?

J’ai choisi d’atterrir à Trois-Rivières en novembre.  De faire du jogging dans la gadoue.  De me tartiner d’autobronzant pour entretenir l’illusion d’un sud indélébile.  De m’habiller en pelures d’oignon.  Glamour!

J’ai pourchassé les rayons de soleil en changeant de côté de trottoir et la magie a finalement opéré.  Il y a de la magie même dans le gris.  Une ruelle touchante d’authenticité, les héroïques amateurs de vélo pendant la saison froide, le réconfort d’un latte chez Morgane, d’un verre de vin au coude à coude le jeudi au Trèfle, le comfort food le samedi soir entre amis, la douceur des foulards et le look rugueux des grosses bottes avec une jupe.  


Et puis un jour, la neige réveille les vieilles nostalgies.  L’enfant morveux avec la tête enturbannée d’une longue écharpe se réveille, cueillant les flocons duveteux qui tombent comme des confettis.  Oublie le froid.  Rit de ses orteils en pop-sicle.  Imagine le Taj-Mahal en sculptant un congère plus grand que lui face à sa maison.  

Je suis rentrée au pays.  Et le pays m’est rentrée dedans.  


18 janv. 2013

La boule à zéro

Je dédie ce billet à Valérie, mère de trois jeunes enfants qui porte fièrement son t-shirt "fuck cancer".  Courage, la guerrière.

Il y a eu ce jour en septembre où j’ai appris que j’avais le cancer.  J’étais dans un luxueux hall d’hôtel à Brisbane en Australie.   Un gynécologue de Nouméa, que j’avais joint sur son téléphone cellulaire, a laissé tombé ces mots durs :

« Ce n’est pas bon, ce n’est vraiment pas bon… »

J’ai encaissé le coup sans faire le double salto arrière comme dans les pubs décriant l’affreux choc du diagnostic.

Ce jour-là, le cancer ne me faisait pas peur.  Ce n’était qu’une mauvaise nouvelle, un couac dans notre aventure d’expatriés, une ombre bien vite chassée.  Quelles étaient mes défenses?  Le grondement écumant du Pacifique?  Les rues animées et distrayantes de Brisbane, une ville durement touchée l’année précédente par des inondations monstrueuses?  La cité se dressait pourtant à mes pieds, inébranlable, fière modèle d’efficacité face aux catastrophes naturelles qui frappent aveuglément.  

J’étais Brisbane, forte et belle.  Étourdie par le bruit, la fureur des magasineurs et par les voix des chanteurs de rue s’entremêlant dans un charmant charabia.

Cancer?  Pffff!

Et pourtant, une peur insidieuse a fini par s’emparer de moi.

Le jour où j’ai appris que j’allais devoir m’astreindre à la chimiothérapie. 

Le choc de prendre mon premier rendez-vous en hémato-oncologie, un département où j’avais tourné un reportage télé trois ans plus tôt. 

Tomber malade après la première séance de chimio et essayer de me soigner avec du Tylenol aux quatre heures, posologie aussi inefficace qu’une poignée de Skittles. 

Avoir mal.

Tomber à zéro, sans réserve de globules blancs, dans une chambre d’hôpital conçue pour les immuno-supprimés.

Rire et pleurer toute seule pendant cinq jours. 

Arracher ma première poignée de cheveux.

C’est donc ça, le « cancer »…

Je ne dirai plus que j’ai une petite tumeur.  Je ne vais pas m’engoncer dans l’assurance réconfortante d’un simple « stade 1 ».   Je ne vais pas ramer en sifflotant, ignorant un éventuel tsunami sous ma fragile barque.  Je me retrouve enfermée dans un ring où se joue un sport extrême, emmurée dans une cage effrayante.  Les coups bas sont légions et je ne dois rien prendre pour acquis.  Reconquérir la santé , c’est comme essayer d’aller faire du déminage habillée en rose en Corée du Nord.  Une mission dangereuse. 

Où puiser la force?   Mon ange gardien, Caroline du salon Ode, m’a irradiée d'une énergie nouvelle en me rasant.  Des ailes m'ont poussé lorsque j’ai vu cette masse de cheveux ternes et cassés tomber comme des pétales fanés tout autour de moi.

Quelques jours plus tard, mon fils a terminé le travail avec une bienveillance émouvante.  La boule à zéro.  Il a rasé mon crâne scrupuleusement.  Je sentais sur mon épaule sa lourde main d’enfant grandi trop vite.  Mes yeux se sont alors remplis de larmes tellement j’étais fière de lui et confiante en l’avenir.  Avec ma famille, je redeviens la femme-cité, une mégapole inviolable, une tour que le cancer ne pourra jamais plus profaner.



Avec les gens que j’aime, je peux vivre, mourir un peu, ressusciter le matin, reprendre des couleurs en après-midi et fermer les yeux le soir sur le plus beau tableau au monde :   l'amour inconditionnel.  

Je ne conjugue plus au futur.  L’instant est plus que jamais ici et maintenant.